POUR
DÉVÊTIR LA NUIT
Paul Éluard avait le goût des anthologies. Pas des recensions
qui prétendent classer et juger une fois pour toutes. Avec lui,
l’exploration s’apparentait à une succession de coups
de cœur. Il se voulait défricheur, aiguilleur, médium,
et toujours en alerte, préférant la ferveur, l’intuition,
le plaisir, la fraternité, aux prudences des archivages convenus.
Quand il propose en 1947 sa lecture d’un siècle de poésie,
de Chateaubriand à Reverdy, il donne à ce survol un titre
aux accents de manifeste : Le meilleur choix de poèmes est
celui que l’on fait pour soi. Et dans son préambule,
il précise on ne peut plus clairement sa pensée : Les
professeurs de poésie étant conçus mais à
naître, je me méfie des anthologies objectives. On nous apprend
ici à mourir plutôt qu’à vivre, à se
cacher plutôt qu’à se révéler.
Même affirmation tonique, quatre années plus tard, avec la
Première anthologie vivante de la poésie du passé
qu’Éluard compose comme un hymne à ses frères
humains qui, en dépit du temps écoulé, se rencontrent
au présent dès qu’une main complice se tend et se
saisit d’un de leurs recueils. Car pour l’auteur de La
vie immédiate, c’est la vie triomphante qu’il
importe d’accueillir et de célébrer, et c’est
l’homme sans autre maître que son désir qui doit
à la fois créer, rêver, promouvoir, enflammer cette
poésie d’évasion et d’action, de douceur et
d’alarme où l’imagination, comme la réalité,
est de plus en plus vaste.
Choisissant chez ses devanciers les textes qu’il affectionne le
plus, et dont il avoue qu’il aurait voulu passionnément
les écrire, Éluard met en œuvre le credo qui,
littéralement et dans tous les sens, lui colle à la peau,
à l’esprit et à l’âme : je ne suis
jamais heureux et fier que de ce que j’aime. Ajoutant avec
superbe : Je ne m’aime pas, j’aime mes amours; je ne les
impose pas, mais je les défends.
Après une telle profession de foi, qui oblige autant qu’elle
bouleverse, comment aborder son propre parcours d’écriture
? Comment réaliser une anthologie personnelle qui préserve
la liberté, la vivacité, la fougue ou l’ardeur liées
aux circonstances, voire les caprices de la subjectivité sans oublier
un instant que le projet n’a pour seule légitimité
que de s’adresser aux autres ? À l’évidence,
l’exercice n’est pas simple ni de tout repos. On peut même
suggérer, en jouant sur le mot, qu’il ne va pas de soi.
Dans une formule célèbre, qu’il réservait à
Flaubert, Sartre prétendait qu’on entre dans un mort
comme dans un moulin. Un poète vivant peut-il user de pareille
désinvolture avec la somme de ses livres ? Peut-il vagabonder à
sa guise sans se perdre de vue ? Peut-il surtout se livrer sans infléchir
ou redessiner les mouvements parfois contraires de son existence ?
Pour Paul Éluard, le dilemme n’était aucunement anecdotique,
et le florilège assemblé en 1941, puis augmenté par
deux fois en 1946 et 1951, témoignait d’une tension singulière
entre les facteurs d’unité et les éléments
perturbateurs. Ainsi le poème d’ouverture n’est-il
pas sélectionné au hasard : il date de mars 1914, et par
là respecte la chronologie, mais il n’a été
publié que huit ans plus tard dans Répétitions,
ce qui indique bien le souci d’une composition inédite, vouée
d’emblée au thème majeur de l’amour, celui-ci
célébré comme une fascination fatale, un espoir sans
espoir, une défaite lumineuse, victorieuse cependant, une heureuse
et cruelle nostalgie.
Au loin, geint une
belle qui voudrait lutter
Et qui ne peut, couchée au pied de la colline.
Et que le ciel soit misérable ou transparent
On ne peut la voir sans l’aimer.
Déjà une
voix identifiable entre toutes, une voix qui restitue la charge des mystères
enfouis, des désirs funambules, des stupeurs aimantées :
une voix de rêveur éveillé. Et sans doute en cet instant
précis de l’histoire des idées, des sciences et des
arts, le rêveur éveillé est-il le seul qui vaille,
le seul qui accueille les révélations convulsives ou fabuleuses
de l’inconscient sans renoncer aux reprises d’équilibre
de la conscience.
Avec Éluard, le va et vient de l’instinct et de l’intelligence,
du pulsionnel et du raisonné, a quelque chose d’électrique,
de soudain, de très naturel également. Il possède
ce don de devin, dans lequel Rimbaud voyait toute la singularité
du poète, mais de ce don il n’entend pas faire un privilège,
c’est pourquoi il n’use que de la langue commune, la langue
de tous. Ce qui ne l’empêche nullement de dévoiler
comme personne la magie simple de mots par ailleurs sans prestige.
Ainsi il écrit, peu avant la fin de l’effroyable première
guerre mondiale, grande dévoreuse de destins, un poème qui
ne sera publié qu’à la veille de la guerre 40, et
qui, retrouvant désormais le temps de sa composition, marque la
volonté constante de lutter pour vivre ici, fût-ce
en de tragiques instants, voire en désespoir de cause :
Je fis un feu, l’azur
m’ayant abandonné,
Un feu pour être son ami,
Un feu pour m’introduire dans la nuit d’hiver,
Un feu pour vivre mieux.
Et quelques mois plus
tard, en juillet 1918 :
J’ai eu longtemps
un visage inutile,
Mais maintenant
J’ai un visage pour être aimé
J’ai un visage pour être heureux.
Ce n’est pourtant
pas un optimiste forcené qui parle. C’est un être de
santé fragile, contraint dès l’adolescence à
de longs séjours en sanatorium. Quelqu’un qui a conjugué
plusieurs fièvres de signes opposés, qui s’est porté
explicitement volontaire - en amour, en poésie ou à
la guerre - pour échapper aux immobilités forcées,
aller au devant de tous les inconnus, de tous les risques, et s’exposer.
Avec Gala, la jeune femme qui le subjugue, l’enchante ou le foudroie;
avec ses poèmes qui brusquement le révèlent et lui
offrent tant d’échappées et de vertiges ; avec l’ordre
qu’il a instamment réclamé de rejoindre la ligne de
front, Éluard s’est en quelque sorte jeté tous les
défis à la fois. Il s’agit là d’un choix
existentiel auquel il ne dérogera jamais, refusant de séparer
ce qui ontologiquement le constitue.
Sitôt démobilisé, sitôt ³rendu à
la vie civile² selon la formule consacrée, il se consacre
justement au saccage des formules creuses qui, insidieusement, ont programmé
les massacres. Il pressent une mobilisation qui va requérir d’autres
armes, d’autres assauts, d’autres effractions. En fait, il
lui suffit de se tenir au plus prés de l’élan qui
le porte et l’emporte, qui lui ouvre à toute volée
un présent chaotique, convulsif, contradictoire; un présent
à prendre à bras le corps néanmoins; un présent
plein de rencontres, de révoltes, de trouvailles, d’expérimentations
exaltées.
C’est pourquoi il peut faire sienne, et durablement mettre en œuvre,
une injonction du Manifeste Dada qu’il vient de découvrir,
et qui exige de rétablir la roue féconde d’un
cirque universel dans les puissances réelles et la fantaisie de
chaque individu. Au sortir d’une hécatombe collective
d’une ampleur jamais vue, le recours à la plus extrême
liberté libre s’apparente à un réflexe de sauvegarde.
Tous les territoires, ceux du champ social comme ceux, occultés,
refoulés, dénoncés, de l’intime, sont à
reconquérir, à recomposer à neuf, à déployer
infiniment.
Viens vite, cours.
Et ton corps va plus vite que tes pensées, et rien, entends-tu
? rien, ne peut te dépasser.
Il y a de l’allégresse
et de l’effroi dans les écrits de ces années-là.
L’absurde y tient parfois table ouverte, les images multiplient
percussions et courts-circuits, mais la perte de sens demeure occasionnelle,
mais l’égarement ne se réfugie guère dans le
délire verbal. Éluard, avec cette ductilité qui n’appartient
qu’à lui, réussit à participer pleinement,
sans réticence ni réserve, aux activités les plus
radicales et paroxystiques du mouvement Dada, tout en préservant
ce qui l’identifie : un timbre, un tempo, une musique de mots qui
ne forcent pas la note, qui ne disent pas le faux pour bafouer le vrai.
Après avoir
rivalisé rendu grâces et dilapidé le trésor
Plus d’une lèvre rouge avec un point rouge
Et plus d’une jambe blanche avec un pied blanc
Où nous croyons-nous donc ?
La question est moins
naïve qu’il y paraît. Et la poser ainsi, dépourvue
de toute emphase, est assez provocateur alors que l’époque
ne capte partout qu’invectives et anathèmes. La fin de l’aventure
dadaïste, qui ressemble à une tumultueuse sortie de néant,
voit des amitiés, des compagnonnages voler en éclats. S’interroger
sur la part d’illusion et de forfanterie de tout cela ne semble
pas hors de propos, et si une telle apostrophe n’a pas d’écho
immédiat, elle témoigne au moins d’une parole aux
aguets qui refuse les faux-semblants et les effets de manche.
Sans jouer au théoricien ni au donneur de leçon, Éluard
ne renonce jamais à ces sursauts de lucidité qui font irruption
ici ou là et réorientent un verset ou une strophe. Il sait
l’impact du hasard, la surprise qui secoue le vieil ordonnancement
des pensées, des images et des choses. Il mesure combien les songes
abritent une vivifiante, une insondable démesure. Mais si l’excès
ne lui fait pas peur, il récuse l’outrance; si le blasphème
peut le séduire, il n’est pas coutumier de l’outrage.
Aux côtés de Breton, d’Aragon, de Soupault, il mène
tous les combats surréalistes. Il est l’un de ceux qui y
participent avec la plus absolue sincérité. Changer
la vie et transformer le monde ne sont pas à ses
yeux des slogans de papier qui sonnent haut et clair dans un manifeste,
mais des incitations précises à s’affranchir des anciens
carcans, tant dans la sphère des rapports sociaux, des modes de
production et de répartition des richesses, que dans celle des
mœurs et des mentalités.
Le pari s’inspire à égalité de Rimbaud et de
Marx, sans oublier les tentatives de Charles Fourier ni les enseignements
de Sigmund Freud. Par tempérament, Éluard ne peut être
que sensible à cette quête de l’harmonie universelle,
pour soi et avec les autres, tout en n’ignorant pas que les moyens
pour y parvenir sont souvent violents physiquement et psychiquement périlleux.
Être révolutionnaire en tous domaines et simultanément,
apparaît comme l’une des gageures constitutives du Surréalisme,
certainement la plus exigeante, certainement celle qui avive le plus de
contradictions et de troubles. L’enjeu en effet n’est pas
théorique pour celui qui place sur un seul et même plan insurrectionnel
l’action politique, la création artistique, les relations
amoureuses, voire les pratiques sexuelles. Et c’est le cas d’Éluard
qui là encore s’engage éperduement au point d’ailleurs
d’entrer en perdition.
1924 est une année de commotion, de désespoir, d’impossibilité
à penser et à rêver plus avant. Une année où,
pour des raisons peut-être moins mystiques que celles de Thérèse
d’Avila, il est terrible de survivre et de Mourir de ne pas
mourir. En choisissant ce titre pour un recueil qu’il annonce
comme devant être le dernier, Éluard se croit à la
veille de tout effacer, de s’en remettre au lâchez-tout
qu’a superbement suggéré André Breton, sans
personnellement suivre à la lettre sa flamboyante invite.
Èluard, lui, ne prévient personne et s’embarque à
Marseille sur l’Antinous à destination de Tahiti.
Pendant six mois, il erre dans le Pacifique, mémoire blanche, comme
s’il se devait d’aborder au comble de la solitude. L’épreuve,
qu’il ne détaillera pas et qui ne lui inspirera aucun texte,
n’a pas abouti au suicide qu’il avait peut-être entrevu.
Le retour, depuis Saigon, s’effectue en compagnie de Gala et de
Max Ernst qui l’ont rejoint à sa demande. Apparemment, la
parenthèse est close, mais pas le mal indécis qui l’avait
enjoint d’écrire peu avant son départ : Il fait
un triste temps, il fait une nuit noire / À ne pas mettre un aveugle
dehors.
À quoi succède un autre intitulé sombre - Capitale
de la douleur - qui transmue cependant l’art d’être
malheureux en une fulgurante et ardente proclamation, comme si Éluard
avait décidé de retrouver son bon génie poétique,
et par là de relever le gant, de repartir coûte que coûte
en laissant affleurer en lui et dans ses poèmes les vastes,
les singuliers, les brusques, les profonds, les splendides, les déchirants
mouvements du cœur, détectés et glorifiés
alors par Breton.
De l’aube bâillonnée un seul cri veut jaillir,
Un soleil tournoyant ruisselle sous l’écorce,
Il ira se fixer sur tes paupières closes.
O douce, quand tu dors, la nuit se mêle au jour.
Il n’y a plus à
fuir. L’évasion ne réclame plus de lointains extérieurs.
Pour les vingt-cinq ans qui lui restent à vivre, et quelques soient
les peines, les déchirements, les tragédies, Éluard
ne remettra jamais en cause la souveraineté qu’il vient à
nouveau de s’octroyer au nom de ce qui l’autorise à
écrire : Je suis au cœur du temps et je cerne l’espace.
Au nom de la poésie.
Tous les recueils qui désormais se succèdent participent
d’une impulsion que les pires tourments ne parviendront pas à
entraver ni à réduire. Un fil rouge ininterrompu, fluide
incandescent, parcours qui ne récuse pas la grâce, relie
les vers, les proses, les aphorismes, les entretiens improvisés.
Sans négliger aucune détresse affective, aucun éblouissement
charnel, aucune dispute idéologique, aucune infamie de l’Histoire,
Éluard n’adapte pas son écriture, ne fausse pas sa
voix.
Il capte et transmet, et l’intonation, les inflexions, la générosité
accordée aux labiales et au chant des voyelles demeurent. Sa boussole
garde invariablement l’amour au pôle magnétique, avec
pour points cardinaux, la liberté, la loyauté, le refus
de ce qui opprime et de ce qui avilit, la volonté d’agir.
En amour, il s’adresse à la femme aimée au présent,
sans que disparaisse le souvenir des amours passées. La rencontre
de Nusch en 1930, rencontre qu’il vit comme une fête, un festin
de lumière et a bien des égards une seconde naissance, n’éteint
pas la passion qui l’inféode encore à Gala pour quelques
années. Certains poèmes disent l’une et l’autre,
et d’autres Amoureuses aussi.
Elles ont les épaules
hautes
Et l’air malin
Ou bien des mines qui déroutent
La confiance est dans la poitrine
À la hauteur où l’aube de leurs seins se lève
Pour dévêtir la nuit
Il n’y a pas une
ombre d’hypocrisie chez Éluard. Ses sentiments, il ne les
farde pas. Ses licences, il ne les réprime pas. Ses partis pris,
il ne les assourdit pas. Sa traversée du Surréalisme jusqu’en
1939, en dépit d’innombrables polémiques, malentendus,
exclusions et retrouvailles, apparaît étonnamment maîtrisée
quand on considère l’apport essentiel qui fut le sien. Et
il ne faudra rien moins que la montée du fascisme et l’approche
de la seconde guerre mondiale pour qu’il abandonne un mouvement
incapable à ses yeux de contrer, concrètement et par tous
les moyens, l’essor d’une telle barbarie. En fait, il voit
dans son adhésion en 1942 au parti communiste, alors illégal,
le prolongement exact de ses engagements antérieurs.
Face à l’horreur et au meurtre légalisé, le
poète n’a pas plus qu’un autre à se dérober.
Si la poésie peut être une arme, c’est le moment d’en
user. Éluard le sent et le sait, comme il sait quel piège
peut saisir et dénaturer toute parole lancée dans la mêlée
sous forme d’appel vengeur ou d’exhortation patriotique. En
signant Poésie et vérité au plus fort de
l’occupation, il prend à la fois ses risques d’homme
et de créateur : il s’adresse à tous, réveille
la rumeur commune qui de Villon à Verlaine hante la langue populaire,
et parvient à offrir en partage un chant où tout en lui
se reconnaît.
L’immense écho de Liberté, le poème-portail
du recueil, l’oblige à passer dans la clandestinité.
Ces vingt-et-un quatrains au refrain envoûtant, mais rythmés
en vers impairs, transforme insensiblement la ritournelle en cheminement
rebelle, comme si pour chaque lecteur ou chaque auditeur la colère
faisait ses gammes, jusqu’au cri libérateur des trois syllabes
finales. D’une franche efficacité, cette mécanique
de précision réussit, par la seule vertu d’un phrasé
transparent, à ne pas tourner au procédé.
Avec Éluard la controverse autour des poèmes dits de circonstances
n’est guère pertinente tant il évite ou métamorphose
les stéréotypes. Seuls les hommages (dont un pompeux Joseph
Staline) et les textes frontalement militants se montrent laborieux.
En général, même sur les thèmes mobilisateurs
que l’époque impose, il trouve mieux qu’une parade
rhétorique : il continue de surprendre, d’improviser au large,
le regard aimanté.
Je suis né
derrière une façade affreuse
J’ai mangé j’ai ri j’ai rêvé j’ai
eu honte
J’ai vécu comme une ombre
Et pourtant j’ai su chanter le soleil
Le soleil entier qui respire
Dans chaque poitrine et dans tous les yeux
La goutte de candeur qui luit après les larmes.
L’expérience,
humaine et inhumaine, des années où il fallait bien
que la poésie prît le maquis, n’est pas de celle
qui s’oublie. Et l’ancrage politique d’Éluard
est sans flottement ni discussion possible : il se veut indéfectible-ment
communiste; s’il a des états d’âme, il les tait.
Mais son écriture, elle, retrouve ses accents élégiaques,
son lyrisme évanescent et sensuel. Dans Lingères légères,
Le dur désir de durer, Une longue réflexion
amoureuse comme dans Poésie ininterrompue, le poète
désormais invité dans toute l’Europe, et partout honoré,
privilégie son parler d’amant, de sourcier, de solitaire
ébloui.
Rien ne peut déranger
l’ordre de la lumière
Où je ne suis que moi-même
Et ce que j’aime
La mort brutale de Nusch,
le 28 novembre 1946, le laisse au bord de la folie, hébété,
privé de tout ce qui donnait sens aux paroles, aux actes, aux secrets
de sa vie. Dans Le Temps déborde qu’il publie sept
mois plus tard, il livre quelques uns des plus déchirants poèmes
jamais composés en langue française, et cet unique alexandrin
qui n’en finit pas de sonner le glas : Mon amour si léger
prend le poids d’un supplice.
Éluard entreprend, sans trop savoir comment, une sorte de traversée
du néant. Des amis l’escortent, le protègent du haut-mal
qui ne peut être aboli, seulement rendu au cours naturel qui veut
qu’il y ait de l’air, de la douceur, de la tendresse de ce
côté-ci du destin. Et quand il rencontre fortuitement Dominique
à Mexico, c’est la puissance de l’amour, de l’insondable,
perpétuel, infracassable amour, qui devient l’ultime recours,
l’ultime prodige.
Ce n’est pas que tout recommence. Tout se réinvente et bâtit
un chemin qui n’a rien à renier. Éluard ne congédie
aucun des jours anciens quand il note, recru de chagrins et de deuils
: J’adorais l’amour comme à mes premiers jours.
À près de cinquante-cinq ans, un tel aveu semble talismanique;
non qu’une fée le sauve à nouveau du malheur, car
c’est en lui que la chance a élu domicile. La chance envers
et contre tout. La chance énigmatique qu’aucun désastre
ne peut ruiner.
Tu es venue la solitude
était vaincue
J’avais un guide sur la terre je savais
Me diriger je me savais démesuré
J’avançais je gagnais de l’espace et du temps
Aimer, avancer, gagner
de l’espace et du temps, tous les poèmes rassemblés
dans cette anthologie par l’auteur de Tout dire et de Donner
à voir témoignent bien de perspectives sans limite
constamment ressuscitées. En cela le plaisir est toujours devant
eux qui sont toujours partant pour dévêtir la nuit.
À les relire aujourd’hui, on ne s’étonne même
plus tant il y aurait à s’étonner de tant de strophes
comme tombées d’un autre azur, d’un autre présent,
d’un autre avenir, avec leur évidence d’explosante-fixe,
leur pouvoir qui a fait du foudroiement une variante de l’affection.
C’est qu’avec Paul Éluard, le poème se découvre
dans un mouvement pareil à celui de la mer dévoilant une
plage, mais l’opération, et ce devrait être insensé,
s’effectue à marée haute. Le flux submerge tandis
qu’il se retire, et les étoiles qui scintillent sur le sable
gardent un goût de ciel clair et de sel. L’obscur y est limpide.
Le désespoir porte une rose entre les dents. La femme, et avec
elle toutes les femmes, habite poétiquement le monde. Les mots
font corps des deux côtés du miroir. Tout est à cœur
ouvert, et c’est une blessure qui neige, fleurit ou regagne le soleil. |